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Malgré la pléthore des discours et des professions de foi, le cadre de vie de 70 % des Tunisiens qui est la ville n’a pas occasionné de débats ni encore moins de prises de position connues du public. Pour certains, cela ne semble pas être la priorité de l’heure, tout occupés qu’ils sont à assurer leur visibilité politique alors que pour la majorité d’entre eux, il s’agit d’une preuve d’ignorance, car l’ère précédente avait occulté totalement du discours politique la dimension spatiale et urbaine du développement. Les intérêts fonciers illégitimes s'accordent mal en effet avec la transparence induite par les outils de la planification urbaine. Les quelques points suivants peuvent constituer une amorce de ce débat et le point d’ancrage de futures options partisanes.
- La Tunisie est un pays de tradition urbaine millénaire et ses villes ont joué par le passé un rôle important dans l’économie et la géo politique du bassin méditerranéen.
- De nos jours, le milieu urbain regroupe une part de plus en plus importante de l’activité économique du pays. La demande croissante en biens et services de base, essentiellement urbains, joue un rôle majeur d’entraînement de l’économie régionale et nationale.
- Les villes tunisiennes, et principalement les plus grandes d’entre elles, connaissent les plus forts taux de croissance de productivité grâce à l’intensification des échanges et aux densités de peuplement.
- Le secteur dit informel, phénomène éminemment urbain, contribue de plus en plus activement à l’économie du pays : il ne s'agit pas d'une option, mais plutôt d'une réalité quasi universelle.
- Les villes tunisiennes, comme celles de la plupart des pays en développement, contribuent pour une large part à la polarisation des espaces régionaux qu’elles commandent et des économies locales, du fait des opportunités de commercialisation qu’elles offrent.
- A ce jour, toutes les grandes villes tunisiennes ont bénéficié de l’élaboration d’un schéma directeur sensé en définir le contenu et les contours à moyen et long termes. Toutefois (et cela n’est pas fortuit), aucun schéma directeur n’a connu d’approbation officielle dans les formes prévues par la législation.
- Les villes connaissent, depuis quelques années, la multiplication de grands projets non programmés et ayant un très fort pouvoir d’entraînement sur le fait urbain : port, aéroport, centres d’affaires, financier, sportif, technopoles… Même les zones industrielles sont programmées et localisées en dehors des instruments de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme.
- L’on assiste par ailleurs à la dé(re)structuration des réseaux de centres urbains sous la poussée du nouvel urbanisme commercial.
- Les tissus anciens et patrimoniaux, présents dans la plupart des grandes villes du pays, demeurent une forme d’habitat de transit pour les plus démunis. Leur marginalisation sociale, économique et urbanistique accélère leur dégradation dont le rythme est largement supérieur à celui des quelques rares opérations de réhabilitation.
- L’habitat spontané reste dangereusement dynamique dans les hinterlands ruraux avec l’apparition récente d’activités industrielles spontanées. Depuis janvier 2011, le phénomène a connu une poussée inouïe au point que les constructions autorisées sont devenues minoritaires.
- Les politiques successives de l’habitat ont privilégié les performances quantitatives au détriment d’une adaptation des produits (terrains et logements) aux capacités des populations les plus démunies qui restent de ce fait orientées vers les filières de l’habitat spontané.
- Les statistiques (falsifiées ?) de l’ère précédente voulaient nous faire croire qu’il n’y a pas de problème de logement en Tunisie alors que la réalité est malheureusement tout autre. Le droit à un logement décent, à l’accès à l’eau potable, à l’éducation de base et à la santé doit être garanti par l’Etat et inscrit dans tout programme politique qui se respecte.
- La ville, en Tunisie, n’est pas prise en compte comme outil au service du développement économique et social : en fait, la ville et son organisation spatiale semblent déconnectées de la dynamique de développement associant les secteurs productifs, les finances, le développement local, l’enseignement et la formation, les grandes infrastructures, les TIC, etc. Les dysfonctionnements territoriaux et urbains ne sont pas perçus comme des entraves au développement dans leurs implications en termes de coûts directs de fonctionnement et de déséconomies d’échelle et de coûts sociaux indirects.
- Les interventions sur les quartiers populaires d’origine spontanée sont appréhendées principalement par rapport à leur situation sanitaire et à leur accessibilité : qu’en est-il de l’emploi, de l’enseignement, des loisirs et des aspirations culturelles, facteurs d’intégration urbaine et sociale ?
- Une caractéristique handicapante de la gouvernance urbaine réside dans l'absence de coordination entre les diverses politiques sectorielles concourant au développement urbain : développement local, finances locales, urbanisme, habitat, industrie, commerce, agriculture, infrastructures, emploi, formation, matériaux de construction, etc.
- La ville et son environnement rural constituent un tout fonctionnel se partageant les marchés, les sols, l’eau, la main d’œuvre et bon nombre de services publics. La gouvernance séparée de ces deux espaces de vie répartie entre l’instance communale (pour la ville) et le conseil régional (pour le milieu rural) constitue une aberration historique qui défavorise le milieu rural et contribue à une relation déséquilibrée entre ces deux piliers territoriaux de l’économie nationale.
- La capacité de mobilisation des populations et notamment des agents économiques est particulièrement faible pour escompter des synergies de développement, à la base de projets de ville.
- Le code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme en vigueur cite une seule fois le mot « ville » pour dire que le comité interministériel pour l’aménagement du territoire (comité fantôme pratiquement jamais réuni) donne son avis pour les grands programmes de développement des villes. Aucun débat ni aucune consultation n’ont été organisés pour une prise en charge collective de la ville, perçue uniquement comme pourvoyeuse de rentes. Aucune institution (ministère ou autre) n’a porté dans son appellation le mot « ville ».
- Or, l’immense déficit de la réflexion sur la ville pénalise son devenir : la recherche universitaire est aujourd’hui quasi inexistante, les publications sont limitées au formalisme architectural et au rôle régional du fait urbain, les structures intégrées de réflexion et de mise en œuvre de politiques urbaines sont inexistantes. Le phénomène est officiellement ignoré alors que dans la plupart des pays évolués, et même chez certains de nos voisins, cette problématique du développement économique et social est prise à bras le corps à travers des institutions, une législation et une pratique d’études et de recherches.
Les villes sont une réalité à la fois physique, démographique, économique et culturelle, en plus d’être une entité sociologique complexe. Les facteurs de compétitivité urbaine, communément en usage, se rapportent à la diversité des activités économiques, la qualité de vie, la qualification de la main-d'œuvre, les connectivités internes et externes, l’innovation dans les entreprises et la capacité à prendre localement des décisions stratégiques. Les villes nécessitent de ce fait d’être considérées comme un système où chaque élément interagit sur les autres et non comme une juxtaposition de facteurs et d’acteurs n’ayant entre eux que des relations sporadiques. De plus, la maîtrise du développement spatial ne saurait être assimilée à celle du fait urbain dans son ensemble. Le développement économique ne peut être envisagé sans développement social et cohésion sociale qui se traduisent dans les villes par la réduction des ségrégations spatiales et la satisfaction des besoins de base des populations les plus démunies. Or, l’essentiel de l’action urbanistique d’aujourd’hui consiste à réparer les erreurs du passé et à tenter de rattraper les effets de la poussée démographique et spatiale de la ville. La planification et la prospective dans le domaine se heurtent le plus souvent à l’argument de l’absence de moyens quand elles ne sont pas niées dans leurs fondements mêmes.
Faire l’économie de débats et de réflexions prospectives sur la ville revient à se priver d’un puissant levier au service du développement, en cette période de marketing territorial international et d’exacerbation de la compétition pour attirer capitaux et compétences. A ce niveau, une vision prospective de la ville se légitimise par un engagement politique de long terme, un consensus entre les acteurs du développement urbain, des objectifs partagés et clairs, des programmes à moyen et long termes et des plans d’actions prioritaires.